Opus Haute Définition e-magazine

Interview

Opus Haute Définition e-magazine, 10 octobre 2006

Pierre-Émile Barbier, la Passion tchèque

Aujourd’hui, avec un catalogue exemplaire d’une quarantaine de références SACD enregistrées en pur DSD, dans lequel on retrouve les meilleurs ensembles tchèques du moment (Quatuor Pražák, Quatuor Kocian, Guarnieri Trio Prague, Prague Piano Duo etc…), le label Praga Digitals offre à la musique de chambre son plus bel écrin sonore. Pierre-Emile Barbier, son fondateur, revient sur son parcours d’éditeur et nous livre ses réflexions.

Vous êtes musicologue, ingénieur du son, fondateur du label Praga et Praga Digitals. Qu’est-ce qui vous a amené à fonder un label ?

P.-É. B. Très exactement pour venir en aide à mes amis musiciens tchèques au lendemain de 1989, lorsqu’ils ont retrouvé la démocratie. Cela a été une catastrophe économique pour eux puisque le label Supraphon a perdu son monopole et ne fit plus de nouveaux enregistrements pendant plus de quatre ans. Ils ont donc fait appel à moi, puisque nous nous connaissions depuis quarante ans, pour que je leur vienne en aide. Je les ai donc aidé en devenant, en quelques sortes, leur porte paroles en Europe où je leur ai trouvé des concerts pour qu’ils rôdent leur répertoire avant de l’enregistrer. Je suis ainsi devenu, pendant trois ans un directeur artistique pour l’international de la radio de Prague. Voilà comment cela a démarré. J’ai inventé Praga en 1991 avec l’aide du label « Le Chant du Monde » qui s’occupa alors de l’aspect juridique et commercial et qui me laissait l’initiative de la programmation des archives et des nouveaux enregistrements. Vu mon emploi du temps de l’époque, en tenant compte de ma vraie profession, je ne pouvais faire plus. Cela a duré jusqu’en 1996, année où « Le Chant du Monde », en difficulté financière, a été repris par son distributeur, Harmonia Mundi.

Comment êtes-vous passé de Praga à Praga Digitals ?

P.-É. B. Praga était la marque qui servit essentiellement à publier des bandes historiques de la radio tchèque, de 1959 à 1989, alors que Praga Digitals, comme son nom l’indique, est consacré à des enregistrements numériques réalisés par et pour Praga à partir de 1992.

Votre catalogue est prestigieux. On se souvient notamment des fabuleux disques Richter. Aujourd’hui, vous défendez d’autres artistes remarquables comme le Quatuor Prazak. Racontez-nous cette rencontre ?

P.-É. B. J’ai en effet réédité Richter, Oïstrakh, le chef d’orchestre Karel Ancerl qui était un ami personnel. Ces archives étaient publiées sous copyright du «Chant du Monde et ont donc été reprises de facto par Harmonia Mundi. Aujourd’hui ces Richter sont introuvables ! Mais je ne me fais aucune illusion, il y aura bien un jour un «pirate» qui reprendra ces disques et qui les mettra à nouveau sur le marché. Mais il faut savoir que sur le plan juridique, tout est bloqué. Concernant le Quatuor Pražák, cela remonte à 1978, lorsque je faisais partie du jury d’Evian. Ils ont donc remporté le premier prix et sont venus me demander en 1991 de leur servir de «père». Pour les Kocian, je connaissais le leader depuis 25 ans environ. Je l’avais fait venir durant la période soviétique puisque j’étais président de 1973 à 1994 des Amis de la musique de chambre qui était une société de concerts avec laquelle j’ai ainsi donné plus de 300 concerts salle Gaveau.

Venons-en maintenant au SACD puisque, depuis quelques temps déjà, vous ne sortez vos enregistrements récents que sur ce support. Comment avez-vous découvert le SACD et sa technologie, le DSD ?

P.-É. B. J’en suis à mon quarantième SACD en pur DSD multi-canal. J’ai découvert cette nouvelle technologie avec la création du laboratoire commun à Philips et Sony près de Eindhoven, avec la complicité de René Gambini. Ils faisaient le transfert multicanal (bande AIT) à partir de la mémoire vive. Ce laboratoire a travaillé pendant dix huit mois avant une fermeture brutale en juillet 2005, le nouveau président de Sony, un américain ayant décidé de concurrencer l’iPod et de «liquider» l’audio professionnel. Depuis, d’autres structures se sont ouvertes et l’une d’entre elles travaille notamment avec le label Pentatone. Et il ne faut donc pas s’étonner que leurs enregistrements soient techniquement excellents. Je ne parle pas des remises à niveau de bandes anciennes traitées en DSD. C’est beaucoup plus discutable s’il s’agit de PCM.

Comme les fameuses bandes quadriphoniques ?

P.-É. B. Oui. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur la pureté du son. Certes, c’est spectaculaire. Mais moi, ce qui m’intéresse, c’est l’authenticité sonore, l’absence de toute compression. A ce titre, je suis encore capable de reconnaître n’importe lequel de mes ensembles passant à la radio. Par leur couleur, je sais qui joue.

Qui vous a amené au SACD ?

P.-É. B. Quand j’ai vu les normes techniques du SACD, j’en ai discuté avec des spécialistes et je me suis dis, enfin ! On revient à des notions correctes au niveau de la continuité du signal. Le DSD aujourd’hui est la seule façon de ne pas avoir de limitation de dynamique et de conserver la richesse des timbres originaux. En fait, l’analogique sans ses limitations du temps du microsillon. Et il n’y en a pas d’autre. Les autres systèmes compressent comme le DVD purement audio. Les nouvelles normes vidéo multilingue peuvent se servir encore plus facilement du DSD. Il existe une mafia pro PCM (et anti-DSD !) qui répand des bruits aberrants, tel la mauvaise qualité sonore des SACD hybride « double couche » - qu’il faudrait mieux appeler « gravures universelles, pour les non anglicistes. Le choix de la fréquence d’échantillonnage du PCM 16 bits remonte à l’antiquité des processeurs intégrés des années 80. Le 24 bits est moins catastrophique mais le spectre sonore ne sort pas indemne de ce « hachage ».

Selon vous, quels sont les plus de la technologie DSD propre au SACD par rapport à la technologie PCM du CD ?

P.-É. B. C’est incomparable. L’échantillonnage obère la qualité du timbre puisqu’il découpe le signal à une fréquence ridicule de 44.1 Khz, incompatible avec le respect de la richesse du spectre émis par un violon ou un violoncelle. On dit souvent que le son du CD est «froid». C’est une simple image, malheureusement parlante, car on lui enlève sa saveur.

Depuis que vous enregistrez en DSD, supportez-vous encore le son d’un CD ?

P.-É. B. Oui, parce que j’y suis habitué. Hormis le manque de dynamique (inférieure à 58 dB !) je préfère écouter un vinyle d’avant 1980 enregistré en analogique. Il y a eu d’excellents Westminster-Lab, Deutsche Grammophon, mais surtout Decca. D’accord, la dynamique est insuffisante pour le grand orchestre, mais même si je reste dans une dynamique restreinte, ce qui est possible en musique de chambre, j’aime mieux ça que du PCM aseptisé où l’on a complètement nivelé le spectre reproduit Car ce dernier est formé, non seulement à partir de la bande passante des fréquences audibles mais également des harmoniques dépassant le spectre directement perceptible. Lorsque, par exemple, vous émettez deux spectres l’un situé autour de 19 Khz l’autre de 20 Khz, inaudibles en fondamentaux, vous générez des harmoniques complexes dont les différentielles viennent enrichir le timbre et mieux respecter le son des instruments les plus prestigieux. Cette résurrection est parachevée en prise DSD originelle mais atrophiée en PCM.

Quels sont, pour vous, les meilleurs moyens pour améliorer une prise de son PCM ?

P.-É. B. Si l’on reste en 16 bits, il n’y en a pas. Aujourd’hui, le son du procédé PCM est asséché parce qu’on « détruit » la source. Si le son est découpé à 44.1 Khz, il ne reste même pas l’os. En revanche, si l’enregistrement original est effectué en 24 bits, la perte est moins sévère. Beaucoup d’éditions SACD ne sont que des reprises en DSD de masters 24 bits. Mais cela, personne ne le fait plus, ou plutôt, ceux qui l’ont longtemps pratiqué se sont rendus compte que ça coûtait de l’argent et ont arrêté, même des firmes comme Naxos. Aujourd’hui, on s’achemine vers la disparition des enregistrements pour audiophiles au profit d’abonnements sur Internet donnant accès à des mega-stocks d’enregistrements réduits à la norme MP3, adapté aussi bien au walkman qu’au téléphone portable.

Que pensez-vous des remasterings DSD de bandes analogiques ?

P.-É. B. i le transfert se fait vraiment d’après les bandes 38 cm/s d’origine, ça ne fait pas de mal. Comme par exemple ce qu’a fait Mercury. On récupère alors tout ce qu’il y a sur la bande, à la limite du bruit de fond avec un filtrage Dolby numérique. En revanche, ce qui n’a pas eu de succès et qui est pourtant, techniquement, quelque chose d’absolument remarquable, c’est, par exemple, l’intégrale de 1963 des symphonies de Beethoven par Karajan avec le Philharmonique de Berlin. En DSD, c’est une petite merveille. Dans ce cas, les techniciens sont partis des bandes 38 cm d’un pouce, car Karajan était extrêmement pointilleux sur la qualité de ses enregistrements, pour en faire un stéréo DSD magnifique sans « surround » artificiel. Il faut bien le dire, le surround artificiel, c’est insupportable en musique classique. Avoir les contrebasses qui vous frottent le dos…très bien pour les salles de gymnastique ! De ce fait la part du répertoire de musique classique va se marginaliser et se réduire à quelques insupportables « poncifs ».

Comment voyez-vous l’évolution des techniques d’enregistrement ?

P.-É. B. Malheureusement nous allons passer à des enregistrements numériques, sur des supports de plus en plus souvent optiques permettant un très haut débit et un stockage gigantesque. Malheureusement l’oreille, organe pourtant d’une étonnante complexité et efficacité, ne sera plus traitée comme au concert, avec le volume et l’effet d’espace indispensables. Je pense qu’il y aura deux voies distinctes. La première sera professionnelle avec un sous produit de la vidéo numérique qui pourra être de même qualité que le DSD d’aujourd’hui, ce qui ne pose aucun problème technique et la seconde sera la numérisation généralisée sur une norme MP3 grandement améliorée de tout le répertoire classique, qui est d’ailleurs déjà en cours de réalisation. Actuellement vous avez un tas de malandrins qui reprennent tous les disques qui ont plus de cinquante ans et qui vendent leur numérisation sur Internet. Le MP3, pour la musique classique, c’est un scandale.

A votre avis, pourquoi tous les labels qui font du SACD n’enregistrent-ils pas en DSD ? Est-ce pour utiliser l’opportunité du multicanal ?

P.-É. B. En classique, je ne pense pas. On ne peut pas faire joujou. Malheureusement cette technique va se développer pour faire du « cirque », donner du mouvement C’est un peu comme quand on a découvert la stéréo en 1958. Pendant deux ans les gens faisaient passer des trains chez eux. Et c’était en deux dimensions, en stéréo. Alors vous imaginez en cinq canaux ! Les trains passent carrément sur votre dos. Mais plus sérieusement, je dirais que pour une symphonie de Beethoven, je n’en vois pas l’utilité. Ce qu’il faut savoir c’est qu’aujourd’hui le marché du disque est dominé par Naxos et Brilliant, tout Bach à 89 € pour 155 disques, c’est la mort du disque. Pour ma part, quand je fais un enregistrement, sans rémunération personnelle, cela me coûte, rien que pour les frais fixes, un minimum de 10.000€. en ne rétribuant personne au sein du label. Pourtant la presse reconnaît la valeur de mon travail. Depuis douze ans je n’ai pas un disque n’ayant pas obtenu une distinction. Ce sont de belles victoires à la Pyrrhus. Avant, avec un Diapason d’Or, j’avais une chance de vendre 2000 disques dans le monde, aujourd’hui je dois souvent me contenter de… 400. Combien de copies parasites ? Aujourd’hui, les abonnés des médiathèques signalent aux disquaires responsables les disques en prêt qu’ils ont trouvé nécessaires de copier.

Allez-vous éditer d’autres intégrales comme celle, tout à fait remarquable, des Quatuors à Cordes de Beethoven ?

P.-É. B. Il y a celle de Brahms qui est terminée…

Vous allez la réunir en coffret ?

P.-É. B. Non, parce que j’estime que les Quatuors à Cordes de Brahms se tuent l’un l’autre et que personne ne les écoutera à la suite car ils sont tellement dépendants qu’il faut les espacer. C’est pour cela que j’ai fait des couplages inhabituels qui amplifient leurs caractéristiques propres. J’ai fait exprès de mettre ces trois quatuors dans une ambiance totalement différente. Je suis également en train de finir l’intégrale des Quatuors de Bartók.

Vous avez fait une incursion dans le domaine de la musique contemporaine avec un disque passé quasiment inaperçu et pourtant fort beau. Il s’agissait d’une œuvre de Philippe Manoury, « La Ville ». Pourquoi n’avez-vous pas poursuivi dans cette voie ?

P.-É. B. Parce que c’est invendable. L’équation est simple : pressés = 3000, donnés = 600, vendus = 100. Voilà, et le reste est en stock depuis la sortie. Pourtant ce n’est pas le plus mauvais enregistrement de piano que je connaisse, indépendamment de l’originalité profonde de la composition dédiée à la Prague de Kafka. La catastrophe aurait été totale si la SACEM ne m’était pas venu en aide !

Quelles sont vos futures parutions ?

P.-É. B. Vous avez le disque Chostakovitch/Barber. Je termine l’intégrale des Trios avec piano de Mozart. Et je vais sortir, en première mondiale, l’intégrale des Sonates pour clavier de Jiří Benda qui était plus connu que Jean-Chrétien Bach à l’époque de Mozart et qui a profondément marqué ce dernier.

Propos recueillis par Jean-Jacques Millo

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