Quelle est votre vision des salons de la belle époque en musique ? M. A. C’est un lieu où les femmes jouent un grand rôle : les salons musicaux sont souvent organisés dans leur espace privé. Elles y sont parfois musiciennes, souvent mécènes. Bien que réservées à une élite sociale sur invitation, ces séances permettent à la fois de promouvoir la musique et de découvrir des créations. De nombreux interprètes et compositeurs s’y rencontrent. Pénélope Bigazzi avait déjà joué dans les salons madrilènes des années 1860, comme celui de la comtesse de Montijo, mère de l’Impératrice Eugénie. Ce salon en particulier mêlait la promotion d’une culture nationale espagnole à celle de la musique française. Quarante ans plus tard, les fils de Pénélope, Albert et César Geloso fréquentent régulièrement les salons musicaux parisiens comme ceux de Madame Edouard Colonne. Quelle est la genèse de ce projet ? M. A. Tout est parti d’une vieille cassette audio. Il s’agissait d’un enregistrement réalisé avant ma naissance par deux dames âgées, nées au XIXème siècle à Varennes en Argonne, le village meusien de mes ancêtres. Elles y évoquaient « deux musiciens, des italiens qui venaient faire leur marché tout en jouant du violon en chemin. Les Geloso étaient très connus en ce temps-là ! » Voilà qui a piqué ma curiosité. Je me découvrais un lien personnel avec cette famille qui passait ses étés en Argonne et que mes trisaïeux connurent.
Les premières recherches dans la presse ancienne donnaient plusieurs centaines d’articles publiés dans toute l’Europe. J’ai pu ainsi retracer leur généalogie familiale. Francesco, leur père, qui avait perdu sa première épouse, s’était trouvé mêlé à la révolution sicilienne de 1848 avant d’apparaître dans l’entourage de la reine Isabel II à Madrid. Il y exerçait la profession de peintre miniaturiste. Pénélope Bigazzi, leur mère, née à Sienne en Italie, avait été pianiste prodige et avait composé une vingtaine de pièces avant de se marier à 18 ans, en 1862.
Après de nombreuses péripéties la famille Geloso se retrouva en France. Dans les années 1900, leurs deux fils se retrouvaient au cœur de la vie musicale parisienne de la Belle Epoque.
Pour moi, une fresque passionnante se dessinait. L’étape suivante a été de collecter tous les documents possibles à travers l’Europe, dans les grandes bibliothèques, les archives nationales et départementales, auprès d’universités, de musées, de descendants et d’héritiers retrouvés : lettres, dossiers administratifs, dédicaces, photos, tableaux, et surtout partitions éditées ou manuscrites. Ces dernières ont permis de déchiffrer la musique de César Geloso. Comment un petit compositeur à l’œuvre modeste avait-il frayé son chemin parmi ses brillants contemporains qu’il côtoyait ? Quelles traces avait laissé son héritage italien et espagnol alors qu’il fut formé au Conservatoire de Paris ? Comment, en une génération, son style de composition musicale avait-il finalement pris une couleur très française ?
Le destin individuel des différents membres de cette famille s’inscrivait dans les évolutions d’une période riche en évènements artistiques. Il est vite devenu évident que leur histoire et leur musique valaient la peine de renaître.
Après quatre ans de recherches, le projet d’enregistrement s’est dessiné. Damien Top, du Centre International Albert Roussel, avait connu le fils cadet de César, André Geloso qui mourut centenaire en 2014. Dans ses dernières années, il avait voulu faire connaître la musique de son père. A l’évidence, le CD ne pouvait être produit que par le CIAR. Le choix d’un piano ancien de 1894, provenant des ateliers Klavierhaus, s’est rapidement imposé pour sa couleur au service de cette musique.
Quel est le catalogue des œuvres de Geloso ? M. A. On trouve quelques dizaines d’œuvres éditées chez Hamelle, Heugel, Enoch, Lemoine et Salabert, de manuscrits conservés par les descendants et héritiers, et de partitions jamais retrouvées, déclarées à la Sacem où ne figurent que les premières mesures. Le catalogue que j’ai pu établir comprend ainsi 24 pièces pour piano, 1 pièce pour 2 pianos, 12 pièces pour violon et piano, 3 pièces pour violoncelle et piano, 3 pièces en trio, 12 mélodies, 1 pièce pour violon, piano et orchestre, 1 Concerto et 1 concert Stück pour piano et orchestre, 1 poème symphonique, et diverses orchestrations de ses propres pièces. Pourquoi avez-vous retenu ce programme ? M. A. Le parti pris a été de faire un choix chronologique de pièces représentatives. Ce choix est resté très centré autour du piano qui était l’instrument de César. J’ai voulu y joindre la voix car les mélodies sur des poèmes de Rollinat m’avaient touchée autant que ma partenaire chanteuse. J’ai tenu à y ajouter la couleur des cordes : en particulier la magnifique Berceuse dédiée à Jacques Thibaud qu’il jouait parfois en bis, et l’Interlude en trio si évocateur de Fauré. Pouvez-vous présenter Pénélope Bigazzi, la mère de César Geloso et l’importance du lien familial dans ce contexte ? M. A. Pénélope Bigazzi est née à Sienne de parents chanteurs d’opéra. Sa précocité est impressionnante. Elle n’a pas huit ans lorsqu’elle obtient ses prix de solfège à l’Académie des Beaux-arts de Florence. Elle entame dans sa quatorzième année une longue tournée dans tout le Nord de l’Italie puis le Sud de la France, avant de se fixer à Madrid. Ses compositions, datées d’avant son mariage, sont l’œuvre d’une toute jeune fille qui trouve les racines de son inspiration dans l’opéra italien (influence et citations dans certaines pièces), qui se montre sensible aux évènements politiques de son temps (le Risorgimento et la guerre hispano-marocaine sont au cœur de quelques pièces pour piano), et qui apprivoise les danses à la mode à Madrid. Elle émigre avec sa famille à Bordeaux fin 1868, au moment de l’exil de la reine Isabel II.
C’est elle qui assure la formation musicale de ses fils et leur transmet son engagement artistique. César n’intègre le Conservatoire de Paris que vers l’âge de quinze ans. Il dédie sa première partition éditée à sa mère. Une autre pièce pour piano porte l’intitulé italien de Canzonetta. Il rendra hommage à l’Espagne, où il est né, dans plusieurs pièces pour violon et piano : sérénade espagnole, danse espagnole, scherzo espagnol… Qu’est ce qui a retenu particulièrement votre attention pour ce musicien ? M. A. Le fait qu’il ait été totalement oublié était en soi intriguant, même s’il est évident qu’il a été complètement éclipsé par ses contemporains. Mais parmi tous les petits compositeurs oubliés, son parcours européen retenait l’attention. Le chemin qui le conduit de l’héritage de sa mère jusqu’aux couleurs très françaises de ses œuvres tardives est un voyage dans l’histoire de la musique et celle des salons. Sa musique m’a séduite : celle des premières années comme celle ultérieure, plus personnelle (Il était une fois, Toccata…). Sa couleur fauréenne m’a frappée (Soliloque, Interlude). Les artistes qui vous accompagnent sur l'album ont-ils participé à la recherche musicologique ? M. A. Non : mes deux co-chercheurs ne sont pas musiciens. Michèle Baugillot est très à l’aise et persévérante dans les recherches aux Archives départementales ou Nationales, et dans les contacts établis en Gironde et en Angleterre. David Bianciardi a des ancêtres qui ont pu connaître les Bigazzi à Sienne ; il traduit brillamment les archives italiennes, et sa connaissance pointue des évènements historiques traversés par les Geloso est précieuse. Êtes-vous particulièrement attachée à faire découvrir des œuvres restées dans l’ombre ? M. A. Oui, notamment l’œuvre de femmes, dont on mesure la pugnacité dans le fait de composer. Au cours des quatre dernières années de recherche sur les Geloso, j’ai aussi été amenée à croiser d’autres compositeurs oubliés, comme André Lermyte, ami proche de César Geloso. Quel est votre parcours de musicienne ? Auprès de qui avez-vous étudié ? M. A. J’ai débuté mon parcours à Strasbourg. Après une médaille d’or à l’unanimité auprès de Jean-Louis Haguenauer, j’ai eu la chance incroyable, en remportant un concours, de côtoyer György Sebök durant une semaine de résidence. L’enseignement et l’humanité de ce grand homme m’ont beaucoup marquée. Puis j’ai intégré la classe de Roger Muraro au Conservatoire National de musique et de danse de Lyon. Ce furent quatre années passionnantes où l’élan, l’engagement, le son et la couleur étaient au cœur du travail. Parallèlement, j’ai suivi une formation en mathématiques pures (Maîtrise à l’université Lyon 1), en pédagogie (formation au CA de piano) et en direction de chœur. Je me suis produite en solo et dans diverses formations, de Saint-Pétersbourg à Montréal en passant par l’Italie. J’ai joué Liszt, Schumann, Moussorgski, dans plusieurs films documentaires pour l’Université Ouverte des Humanités avec la musicologue Christiane Weissenbacher, qui m’a donné le goût de la recherche. Vous menez une activité de pédagogue et d’interprète, en quoi les métiers d’enseignante et de concertiste se complètent-ils dans votre parcours ? M. A. Le métier d’enseignante me concentre sur un territoire (celui d’Annecy) et permet de construire des liens forts avec ses acteurs. Le fait de travailler avec des élèves sur la qualité du son et du geste artistique, le fait d’interroger avec eux des partitions, me permet d’évoluer moi-même tout en revenant toujours à l’essentiel. Avez-vous d’autres projets ? Quels sont-ils ? M. A. Les premières intentions sont de faire revivre la mémoire des Geloso : en parler, écrire sur eux, les faire voir et entendre. Peut-être rééditer des partitions, ou au moins les mettre à disposition. Retrouver les différents lieux où ils ont vécu : la Toscane et Madrid pour Pénélope, Bordeaux, Paris et l’Angleterre pour ses fils. Pour la suite, je n’ai pas encore de plan précis. En dehors des concerts et de l’enseignement, il me semble évident que je vais poursuivre les recherches et les découvertes dans la période de la Belle Epoque. Mais j’aimerais aussi approfondir l’alliance que j’ai entamée entre l’aquarelle, les chants d’oiseaux et l’improvisation au piano. Je souhaite par ailleurs continuer à développer « L’archet dans les étoiles », un spectacle de mon trio Ellébores qui mêle l’astronomie à la musique. Propos recueillis par Agnès Marzloff |