Opus Haute Définition e-magazine

Interview

Opus Haute Définition e-magazine, 6 décembre 2015

Orianne Moretti, l'âme de Clara Schumann

Pour son enregistrement consacré à Clara Schumann, paru chez Correspondances Compagnie, la soprano Orianne Moretti, accompagnée par le pianiste Ilya Rashkovskiy, rend un hommage vibrant à la femme de Robert, dans une approche à la fois subtile et passionnée (voir chronique du CD sur www.parutions.com).

Ce CD reprend les œuvres de votre opéra de chambre sur la vie de Schumann « A travers Clara ». Pouvez-vous nous éclairer sur ce choix des compositions de Clara Schumann ?

O. M. J’ai découvert les lieder de Clara en 2006 avec mon professeur de musique de Chambre à Paris. Je me suis plongée ensuite dans sa vie avec Robert Schumann et j’ai ensuite écouté toute son œuvre : l’intégrale des pièces pour piano, tous ses lieder, sa musique de chambre. Sa musique reflète sa vie : ses compositions de jeunesse sont très virtuoses, lumineuses, avec un style à la Chopin, puis elle gagne en maturité, en rondeur, en couleurs avec sa rencontre avec Schumann, leur séparation forcée voulue par son père, son mariage, ses enfants puis l’internement de Robert en asile et sa mort. J’ai choisi les pièces musicales de Clara en fonction bien sûr du sens des lieder, de leur poésie, de leur message mais surtout en fonction de ce que racontait la musique de Clara comme la Romance opus 21 n°1 en la mineur et le dernier lied du CD « Ich stand in dunklen Traümen » : Rien qu’à l’écoute, ces deux pièces montrent qu’elles ont été écrites lors de la fin de la vie de Robert, avec une touche brahmsienne, une musique de Clara bouleversante, émouvante et à la fois emplie d’un amour lumineux et intense.

Pourquoi n’avoir choisi que les compositions de Clara ?

O. M. La musique est une formidable « medium », messagère, d’une époque, d’une vie, des destins et je souhaitais montrer que Clara, au même titre que son mari très reconnu pour son œuvre de compositeur, était une compositrice brillante et que sa musique était chargée de messages, de fougue et d’émotions. C’est un choix personnel de montrer le destin d’un homme, d’une femme, d’un couple à travers cette femme et sa musique ; celle-ci est une véritable correspondance émotionnelle et spirituelle avec son mari.

Le destin de Clara Schumann est intimement lié à celui de Robert, pensez-vous que Clara Schumann ait un style propre différenciable de celui de Robert ?

O. M. Il y a un raffinement un peu plus prononcé dans la musique de jeunesse de Clara, et une part « masculine », fougueuse, violente et tourmentée également : le discernement est difficile. Certains musicologues avancent le fait que Robert se serait inspiré de la musique de sa femme…Le couple s’échangeait des poèmes qu’il notait sur des carnets, s’offrait des lieder et des pièces pour piano pour leurs anniversaires. Je crois sincèrement que la musique de Clara comme Robert est reconnaissable par ce romantisme et cette musique qui chante et raconte, un style singulier au « couple Schumann ».

Fanny Mendelssohn ou Alma Mahler se sont heurtées à l’incompréhension de leur entourage lorsqu’elles ont voulu composer. Clara a-t-elle rencontré ces difficultés ?

O. M. De la part de son mari : absolument pas. Contrairement par exemple à Alma Mahler qui a dû signer « son arrêt de mort » comme compositrice avant son mariage avec Gustav, qui lui imposa par écrit de renoncer totalement à composer et de se vouer uniquement à lui et à sa musique ! Dans leurs correspondances, dans leur journal intime, Robert incite Clara à composer « Compose un petit lied c’est une telle sensation tu ne pourras plus t’arrêter ! » et se désole quand la charge des enfants empêche sa femme de se consacrer à la composition.

Nous ne sommes plus au 19e siècle mais croyez-vous que les femmes rencontrent, encore aujourd'hui, des a priori sur leurs capacités créatrices ?

O. M. Sincèrement : oui. Il n’y a qu’à voir le rapport chaque année de la SACD dans une brochure « Où sont les femmes dans la musique et le théâtre » qui répertorie le nombre de femmes dans les institutions musicales et théâtrales françaises. Evidement, comparée au XIXe siècle, la présence des femmes dans la création est beaucoup plus importante mais elle reste, je pense, marginale comparée aux créateurs masculins. Je ne suis pas pour l’égalité stupide 50/50, je suis pour la reconnaissance des talents qu’ils soient masculins ou féminins à leur juste valeur. Prenons l’exemple de Camille Claudel, cette femme était un génie, et elle n’a pas eu la reconnaissance à son époque de son talent, complètement écrasé par les figures masculines telles que Rodin.

Quel est votre parcours de musicienne ? Auprès de qui avez-vous étudié ?

O. M. J’ai une formation de violoniste, j’ai ensuite intégré l’Ecole du Ballet National de Roland Petit, cela m’a donné une dimension corporelle et spatiale de la musique extrêmement forte. Je me suis blessée et avec la « voix » naturelle que l’on m’avait découverte au Ballet, j’ai commencé une carrière de soliste lyrique après avoir étudié auprès de Mireille Alcantara du CNSMDP, d’Elsa Maurus et de Maryse Castets ainsi que du chef de chant Jean-Marc Fontana. Depuis toujours, la musique classique m’accompagne, elle est un être qui danse et chante pour moi, elle est un corps qui raconte à tous une histoire intime et universelle.

Vous avez déjà écrit et créé deux spectacles musicaux avec mise en scène, « A travers Clara » et « Les amants fous ». Avez-vous d’autres projets de ce genre ?

O. M. J’ai signé en 2012, Memoriae. Voix de l’enfance, voix de l’exil, pour deux grands amis : le baryton-basse argentin-slovène Marcos Fink et le violoniste canadien Corey Cerovsek. C’est un voyage dans la guerre à travers les mélodies populaires de l’enfance et de l’exil et la musique de Bach. J’y interprétais Maria, corse-polonaise : enfant, adolescente, adulte auprès de Marcos Fink, José, argentin-slovène qui se remémorent leurs pays. C’est un Opéra de chambre à la croisée des histoires personnelles des interprètes et de l’Histoire de l’Europe… J’aime énormément la musique de chambre et ces créations sont des Opéra de chambre qui allient mélodies, lieder et musique de chambre pour violon, piano, violoncelle, guitare, accordéon… Le 6 février 2016 je signerai à l’Opéra de Reims puis en Suisse la mise en scène de mon premier opéra contemporain : AMOK, sur une musique du compositeur suisse François Cattin, opéra dont j’ai signé le livret sur la relation passionnelle entre Alma Mahler et Oskar Kokoschka pendant la Première Guerre Mondiale : un travail de 7 ans d’écriture et de 3 ans de collaboration pour une coproduction entre la France, la Suisse et l’Allemagne. Le 16 mai 2016, c’est une adaptation du Journal d’un fou de Gogol : le Rappel des Oiseaux que je présenterai au Café de la Danse avec Mathieu Ganio, danseur étoile à l’Opéra de Paris et le pianiste japonais Kotaro Fukuma. Comme pour mes autres créations, c’est une création sur mesure pour un artiste Mathieu Ganio, ami de longue date. Leurs personnalités m’inspirent et j’aime montrer de mes interprètes des palettes peu ou pas explorées. Mathieu Ganio, Marcos Fink, Till Fechner (Les amants fous, AMOK), Corey Cerovsek, Maria Riccarda Wesseling (AMOK) sont de magnifiques artistes très inspirants pour la créatrice que je suis.

Pensez-vous que « mettre en scène » la musique classique permet à un public moins initié de découvrir des œuvres ?

O. M. Absolument. Les pièces de Clara Schumann dans mon Opéra de chambre A travers Clara comme les pièces pour piano de Scriabine dans Les amants fous font découvrir au public une musique inconnue ou peu connue, aux pouvoirs dramatiques dans le sens dramaturgique, scénique, incroyables. Ces musiques racontent, parlent au public et celui-ci ressort « envoûté » par ces découvertes. Je me souviens des messages et de l’émotion du public à la fin d’A travers Clara ou des Amants fous par exemple avec ce magnifique Prélude pour la main gauche de Scriabine que j’ai adapté pour piano, violoncelle et le poème de Rimbaud « La mort d’Ophélie » : de grands moments de communion avec le public grâce cette musique trop peu connue à mon goût !

Etes-vous particulièrement attachée à faire découvrir des œuvres restées dans l’ombre ?

O. M. Oui : ces œuvres sont comme des madeleines de Proust, on les écoute et elles vous ouvrent des portes sur des souvenirs, des couleurs, des odeurs, des histoires, des imaginaires, des espaces et des émotions. Oui ces œuvres méritent d’être connues et reconnues et c’est un devoir en tant que créatrice et interprète de les partager et de les faire connaître. La Vie n’a pas beaucoup de sens si elle n’est pas partagée et la musique fait partie de la Vie !

Propos recueillis par Agnès Marzloff

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