Dans vos précédents enregistrements, vous n’avez pas abordé le répertoire classique, est-ce un choix ? M.-J. J. Oui et non… Brahms s’est imposé comme une évidence pour mes débuts discographiques parce que c’était le compositeur duquel je me sentais le plus proche à cette période, et le travail que m’a demandé par la suite l’enregistrement de la quasi intégralité de son oeuvre a pris beaucoup de temps; mais il est vrai qu’ayant consacré des disques à d’autres compositeurs (Mendelssohn ou Jolivet, par exemple), j’aurais pu aller vers le répertoire classique : celui-ci m’intimidait, j’avais la sensation que ce n’était pas encore le moment, même si je le jouais régulièrement en concert (Mozart, Haydn, Beethoven font partie de mon quotidien depuis toujours !) C’est une impression très particulière que de sentir que l’on est parvenu à s’"approprier" une oeuvre ; cela est très mystérieux, et n’a même pas forcément de rapport avec le travail : on peut ressentir cette adéquation très rapidement au cours de l’apprentissage, ou parfois très longtemps après ! Vous avez choisi Beethoven pour ce dernier enregistrement. Pourquoi maintenant ? M.-J. J. Justement parce que j’ai eu l’impression que c’était le moment ; cela faisait longtemps que René Gambini (mon producteur) me demandait de faire un disque Beethoven ; il m’avait entendue plusieurs fois en concert dans l’Appassionata et m’encourageait beaucoup à l’enregistrer. L’idée a mûri, et j’ai attendu d’avoir suffisamment joué ces sonates en concert pour aller en studio. Votre jeu conjugue rigueur et élégance, il impose d’emblée le ton de la confidence. Quelle ligne de conduite vous imposez-vous concernant votre interprétation de ces sonates de Beethoven ? M.-J. J. Bien entendu, je m’appuie essentiellement sur les indications de Beethoven pour le phrasé, la ponctuation et les dynamiques, et j’essaie ensuite de traduire toutes les émotions intenses qui m’envahissent, et les sentiments, en restant le plus près du texte, toujours… mais ce qui est intéressant, c’est de constater à quel point beaucoup de pianistes respectent absolument le texte, tout en offrant un regard, une interprétation tout à fait personnelle, et par conséquent très différente ! Cela montre comme la partition est riche et nous permet tellement d’expressivité. Comment situez-vous Beethoven dans votre parcours musical ? M.-J. J. Beethoven a été l’un des compositeurs les plus présents dans mon parcours ; j’ai le souvenir très précis d’avoir joué la Pathétique (le premier mouvement)peu après mes 9 ans ; l’appassionata 2 ou 3 ans plus tard ; la sonate "les Adieux" faisait partie de mon récital de demi-finale au concours Clara Haskil ; c’est donc très naturellement que j’ai travaillé au fil des années la quasi totalité des sonates. C’était une sorte de point d’ancrage. Lorsque j’ai commencé à donner des récitals, je commençais presque toujours mes programmes par Beethoven. On sait l’importance que Beethoven accordait aux indications de phrasé, de liaison — distinction entre les points indiquant un staccato et les traits ou triangles pour les notes détachées — ces indications montrent à quel point Beethoven tenait à un toucher varié. Qu’en pensez-vous ? M.-J. J. Je crois qu’en effet, les annotations sont extrêmement précises, et que cela nous donne toutes les clés pour nous diriger dans un discours parfois très tourmenté, trouver les points d’appui et les respirations ; ce qui me parait aussi très important, c’est une forme d’"orchestration" du piano, chaque phrase ou accompagnement correspond à un instrument ou une famille d’instruments: ainsi, le staccato d’une clarinette ne sonnera pas comme celui d’instruments à cordes. A nous d’imaginer et de donner à entendre toute la richesse sonore contenue dans cette musique… À titre d’exemple, les fins de phrases et les accords de la première page de la sonate « Appassionata » sont en noires suivies de silence puis en noires pointées conférant un style sobre qui contraste avec la férocité de la suite. Ces indications précises ne sont pas toujours respectées par les interprètes.
Connaissant votre contribution à la pédagogie du piano, que conseilleriez vous à un étudiant dans ce cas précis, et plus généralement sur le style de Beethoven ? M.-J. J. Il est certain que les sonates de Beethoven constituent (avec bien d’autres comme Bach, Mozart, Chopin, sans parler des modernes et des contemporains !) les fondements de notre enseignement : notre rôle est toujours d’amener un regard très précis sur toute la ponctuation, les dynamiques, le caractère que l’on doit faire ressortir de chaque oeuvre… et surtout indiquer les moyens techniques pour y parvenir !
Dans le cas précis que vous citez, il est en effet très important de suivre scrupuleusement les valeurs des notes, le moment où l’on quitte la note est au moins aussi important que celui où on la joue… Du sérieux dramatique de la sonate « Pathétique » en do mineur de 1799, au tragique de « l’Appassionata » en fa mineur de 1804 et enfin « Les Adieux » en Mi bémol Majeur de 1810 à la dynamique surprenante car jamais forte afin d’exprimer une joie si intense qu’elle n’est pas exubérante, ces sonates forment-elles, pour vous, un cycle ? M.-J. J. Je ne dirais pas un cycle, mais elles offrent en tout cas un aspect assez complet de la personnalité de Beethoven, et bien sûr son évolution depuis la pathétique qui marque son détachement des "classiques". L’appassionata est tellement poignante à travers les tumultes du premier mouvement, l’apaisement du mouvement lent, et l’orage tragique du final ; les Adieux dépassent pour moi l’histoire de son écriture (l’adieu à l’archiduc Rodolphe contraint de quitter Vienne) pour nous offrir une musique d’une tendresse et d’une humanité incroyable. C’est d’ailleurs la sensation qui me vient souvent lorsque je joue cette musique, c’est son extrême humanisme. Pourquoi le choix de ces trois sonates en particulier ? M.-J. J. Tout simplement parce qu’elles font partie de celles que j’aime le plus, et également de celles que j’ai le plus jouées ; cela dit, j’ai dû choisir, donc renoncer à d’autres, que j’aime aussi passionnément ! Souhaitez-vous explorer en profondeur le répertoire Beethovénien ? La musique de chambre ou les dernières sonates, d’un style plus difficile pour l’auditeur car lui faisant moins de concession ? M.-J. J. J’ai eu la chance de jouer plusieurs fois les sonates avec violoncelle, l’intégralité des sonates avec violon (une immersion totale au travers des 10 sonates avec violon, un pur bonheur) ; j’aime particulièrement l’opus 109, j’ai beaucoup joué l’opus 110, et pour l’instant jamais l’opus 111 que j’ai pourtant beaucoup lue et relue… cela fait partie de mes projets ! Dans vos études musicales, vous avez côtoyé des grandes figures du piano. Quelles sont-elles et comment ont-elles influencé votre développement artistique ? M.-J. J. J’ai commence à Nice avec une professeur très impressionnante, très sévère, Madame Audibert-Lambert, élève de Cortot ; ma formation auprès d’elle m’a apporté dès le départ une rigueur de lecture sans concession et la recherche des sonorités adéquates pour ce que l’on cherchait à faire passer (une variété infinie !). Au conservatoire de Paris, Aldo Ciccolini a contribué à me guider vers un travail autonome, une recherche personnelle; il m’a aussi apporté tout ce qu’il ne disait pas forcément, sa personnalité si forte, et son expérience de la scène ; Jean-Claude Pennetier m’a appris à voir plus loin que le texte, apporter une vision quasi philosophique de la musique. Et Maria Curcio, que j’ai rencontrée après mes études au conservatoire (une des rares disciples de Schnabel), m’a aidée considérablement sur le plan pianistique, mais aussi appris la "projection", ce qui n’était pas évident pour la grande introvertie que j’étais alors… Je ne peux pas citer tous les professeurs que j’ai eu la chance de connaître, chacun m’a apporté de quoi me construire, même ceux que je n’ai vu que quelques fois pour des master-classes. Quels sont les interprètes du passé les plus marquants à vos yeux ? M.-J. J. Richter, est pour moi une référence absolue ; mais j’adore l’élégance de Rubinstein, la profondeur d’Arrau, la fougue de Gilels, la poésie de Clara Haskil. Dans la période romantique, avec notamment Brahms et Mendelssohn, quel est le compositeur que vous jouez et que vous aimez le plus ? M.-J. J. Brahms, bien sûr… mais aussi Schumann, que j’ai découvert plus tard, et Chopin de qui je suis restée longtemps loin, mais duquel je me rapproche de plus en plus ! Le label Lyrinx est le pionnier en France de l’enregistrement sur support SACD. Que pensez-vous de la captation en multicanal pour la musique classique ? M.-J. J. C’est une grande chance pour moi d’avoir connu Lyrinx à mes débuts ; René Gambini est un magicien du son, il arrive à capter ce qui rend notre son "unique", ce qui devrait être comme notre voix, c’est à dire reconnaissable en très peu de temps… parfois les enregistrements manquent de naturel et on n’arrive plus à entendre de grande différence entre un interprète et un autre !
Et l’enregistrement sur SACD est bien entendu d’une grande richesse, puisque se rapprochant de ce que l’on peut entendre d’une salle de concert (avec une bonne acoustique !). Cela dit, il faut avoir aussi le matériel adéquat pour restituer la richesse de l’enregistrement et aujourd’hui cela arrive rarement… on écoute plus sur des supports qui au contraire réduisent considérablement les informations sonores ! En dehors de la musique classique, quels sont les autres genres musicaux que vous appréciez ? M.-J. J. J’ai une affection particulière pour la musique brésilienne, Jobim, Gilberto, Elis Regina, je trouve très poétique ces mélodies parfois nonchalantes… J’écoute par période Michel Jonasz, dont j’aime le timbre de voix, Claude Nougaro, Jacques Brel, qui me touche profondément. Et j’aime beaucoup le jazz, j’ai une admiration sans bornes pour la liberté d’expression de ces musiciens, leur imagination… Quels sont vos futures parutions discographiques ? M.-J. J. J’ai enregistré cette année un disque à 2 pianos avec Michel Béroff, consacré à Franz Liszt ; cela devrait sortir dans les prochains mois. En solo, je ne sais pas encore si je vais consacrer un autre enregistrement à Beethoven… c’est bien possible ! Propos recueillis par Agnès Marzloff et Jean-Jacques Millo |