Depuis 1998 vous avez votre propre label, Alia Vox. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur votre parcours d’éditeur ? J. S. Je suis très satisfait. Quand nous avons commencé, il y a six ans, jamais je n’aurai imaginé l’ampleur que cela pouvait prendre. Et en même temps aussi, très soutenu, par la richesse et la variété du répertoire que cela permet d’aborder, car nous étions seuls pour décider des musiques que nous voulions enregistrer. C’est notre liberté de décision, notre indépendance artistique et économique qui nous on permis de faire des choses que nous n’aurions pu faire sous un autre label. En tous cas, c’est pour moi une expérience très positive qui me permet d’aborder le futur avec beaucoup d’espoir. Votre label est une réussite artistique évidente. Que pensez-vous de sa réussite médiatique ? J. S. Je pense que l’on peut toujours faire et espérer plus quand l’on rend son travail public. Mais d’une manière relative, si l’on observe le monde de la musique classique aujourd’hui, de la musique ancienne au niveau discographique, nous pouvons être content parce que nous avons atteint, en janvier dernier, le million de disques vendus dans le monde pour un catalogue de 40 titres à peine. Cependant, je pense que la chose la plus importante que nous avons fait jusqu’à maintenant, c’est d’avoir trouvé un public, d’être en contact, de lui avoir donné l’image d’un travail fait avec beaucoup de sérieux, d’exigence et beaucoup d’amour aussi. C’est également un travail qui est fait par les artistes eux-mêmes. Je pense que c’est rare dans le milieu discographique, car nous ne faisons pas que choisir la musique. Nous la jouons, nous participons aussi à l’élaboration des enregistrements, du son de chaque disque, jusqu’au concept de l’image éditoriale en participant au texte de présentation. Je pense que c’est tout cela que notre public apprécie en plus du fait que c’est un produit personnel. Comment vivez-vous la crise du disque actuelle ? J. S. Nous la vivons assez bien, même si nous avons, comme tout le monde, un certain ralentissement dans notre développement. Nous aurions pu être une entreprise plus grande, mais nous maintenons bien une augmentation annuelle de 10% de nos ventes. Ce qui peut ressembler à un miracle, quant on regarde la chute vertigineuse des ventes dans le domaine du classique. Mais nous avons concentré nos efforts sur une grande diversité de programmes. Comme vous le savez, Alia vox est constitué de Montserrat Figueras, Jordi Savall, le Concert des Nations, Hesperion XXI, la Capellia… Ce qui nous permet, avec les six productions que nous faisons annuellement, d’aborder des choses aussi éloignées que les messes de Biber, la musique de Tobias Hume, la musique médiévale espagnole, celle de Couperin ou les Chants de la Sybille. Ca nous permet d’aborder un vaste répertoire avec une cohérence interprétative, une exigence dans la qualité du son, vous savez, toute une série de constantes qui font que le public sait qu’un produit Alia Vox est toujours de qualité, pour le choix de son répertoire, l’interprétation, la prise de son et la présentation. C’est cela, je pense qui est important. Garantir une qualité. Depuis peu, votre choix s’est porté sur le Super Audio CD. Pourquoi avoir opté pour cette nouvelle technologie d’enregistrement ? J. S. Nous avons opté pour cette technologie parce qu’il faut bien se rendre compte que les choses évoluent et qu’en évoluant on peut trouver des aspects que l’on n’avait pas imaginé avant et qui permettent de se rapprocher de plus en plus du son naturel, du son réel. Ce qui est fantastique quand on va au concert ou qu’on enregistre, c’est que le son ne vient pas de deux Hauts Parleurs mais d’un espace dans lequel le son nous submerge. Je pense que le Super Audio CD permet d’avoir une qualité dans les détails, les couleurs qui étaient jusque là sacrifiée à une plus grande dynamique, pour soi disant, un plus grand réalisme. Cette qualité de couleurs qu’apporte le Super Audio CD est pour nous très importante, surtout pour la musique que nous faisons avec des instruments anciens et des voix qui ont besoin d’authenticité. Cela permet d’être plus fidèle au son original. Considérez-vous que la technologie propre au CD traditionnel soit dépassée ? J. S. Non, je pense qu’un bon CD bien enregistré peut être intéressant. Ce serait comme dire que la photo couleur a dépassé la photo en noir et blanc. Ce sont deux choses différentes. Donc je dirai que le CD a sa place. Mais du point de vue de la qualité, le Super Audio CD offre une reproduction des sons beaucoup plus grande que celle qu’il y avait avant. Vous savez, quand on est passé du disque vinyle au CD, je me suis sou-vent senti très frustré. Quand j’écoutais un de mes enregistrements, je me disais : « … Mais ce n’est pas mon instrument ! ». On avait perdu une quantité d’informations. On le percevait par exemple, sur un tambour qui perdait sa couleur. Le Super Audio CD permet de retrouver cette qualité et d’aller plus loin dans la recherche de la spatialisation du son. Recherchez-vous la beauté du son plus que l’authenticité du timbre ? J. S. L’authenticité du timbre n’exclue pas nécessairement la beauté. Oui, mais le son peut être beau sans être authentique. J. S. Un son authentique, c’est le son de l’instrument. Une viole de gambe du 18ème siècle a un son authentique. Mais le son ne se fait pas seul. Il est toujours entre les mains d’un musicien qui saura s’il est plus ou moins beau, selon qu’il est plus ou moins adapté à la musique qu’il est en train de faire. Pour moi, l’authenticité est indépendante de la beauté. C’est l’état brut du son. La beauté est ce qu’on fait avec l’art. Et l’art n’est pas en opposition avec l’authenticité. L’authenticité peut être absolue tout en recherchant une beauté maximale. Par exemple, ce que nous avons fait récemment avec les Concerts Royaux de Couperin. C’est joué avec des instruments d’époque, à la fois des originaux et des copies, et nous avons travaillé l’authenticité dans la qualité du son en allant le plus loin possible dans la recherche d’une interprétation basée sur le mélange des couleurs de chaque instrument, sur les oppositions entre les vents et les cordes, entre les timbres et les sons aigus. Tout ça est un domaine dans lequel l’interprétation créé la musique qui nous permet d’approcher une oeuvre sans pour autant dire que nous avons sacrifié l’authenticité. Dans la prise de son nous cherchons d’abord, l’authenticité du son réel qui est, au sein de cette prise de son, continuellement modifiée par chaque interprète. C’est pour cela que dans la vie de l’interprétation il y a aussi des moments qui sont un peu moins beaux. Si la musique permet un côté tragique, dramatique, ça ne fait rien, il peut y avoir des couleurs d’archet plus marquées renforçant l’expression, mais qui n’enlèvent rien à la beauté. Selon vous, la beauté du son peutelle engendrer l’émotion ? J. S. La beauté du son en elle-même peut nous émouvoir par la transparence, la chaleur. Mais l’émotion est plus profonde. La beauté en elle-même n’est pas suffisante. La Fontaine disait : « La grâce peut calquer la beauté ». Et ce que nous recherchons toujours, c’est que la beauté nous accompagne. Mais la grâce, c’est lorsque l’âme et l’émotion s’emparent de la beauté et la font vivre. Il existe un souffle de cette dimension qui est fait de fragilité et de choses que l’on ne peut expliquer autrement qu’avec la musique. En tant que musicien, ce que restitue le Super Audio CD se rapproche t-il de votre idéal sonore ? J. S. L’idéal sonore que nous avons, aucun support ne peut véritablement le restituer. C’est ce que l’on recherche continuellement et qui nous fait travailler sans cesse pour un épanouissement total. C’est aussi cet idéal qui nous fait passer des heures et des heures à chercher une bonne balance, à chercher le son des instruments chaque fois que l’on enregistre. Mais je dois dire que dans la restitution d’un Super Audio CD, il y a une plus grande transparence, une plus grande profondeur, une plus grande quantité de détails perceptibles, mais pas au détriment de la profondeur de la musique. C’est essentiel et c’est ce qui me rapproche de cet idéal sonore, beaucoup plus qu’un CD. Qui vous a fait découvrir le Super Audio CD ? J. S. C’est Nicolas Bartholomé et Yves Riesel d’Abeille Musique qui m’en ont parlé. Ce sont des collaborateurs avec lesquels je suis en contact permanent. Et c’est pour ça que depuis les débuts d’Alia Vox, tous nos enregistrements se sont faits avec la qualité du 24 bits qui permet de faire des remasterings en Super Audio CD. Que pensez-vous du son multicanal pour la musique classique en général et celle de votre répertoire en particulier ? J. S. Nos quatre derniers disques sont en multicanal, comme le Couperin par exemple et je dois dire que si la prise de son est bien faite, c’est merveilleux. Je pense d’une manière générale que le Super Audio CD peut donner un second souffle aux enregistrements du passé. Cela permettra de retrouver la qualité disparue des anciens disques vinyles. Ce qui m’intéresse, pour mes enregistrements des années 70, c’est de repartir des bandes analogiques, de les remasteriser et d’en faire des Super Audio CD pour retrouver et conserver, avec ce nouveau support, toute leur richesse originelle. Vous allez donc rééditer en Super Audio CD les disques que vous aviez faits avec d’autres labels ? J. S. Oui, c’est une idée essentielle de pouvoir retrouver et présenter des anciennes productions, en espérant que nous pourront annoncer leur sortie dans les mois qui viennent. Et le cinéma ? J. S. Je n’ai pas de projet précis. Il faut dire que le monde du cinéma évolue sous la puissance du cinéma américain et qu’il est difficile, dans un tel contexte, de trouver des sujets où la musique peut être un personnage central comme elle l’était dans "Tous les matins du monde." Quels sont vos prochains Super Audio CD ? J. S. Un disque « famille » enregistré avec mon épouse, Montserrat Figueras au chant, Arianna notre fille au chant également et à la harpe, et Ferran notre fils qui chante et joue du Théorbe. Ce disque qui s’intitule « Du temps et de l’instant », propose un programme « Du temps et de l’instant ». Il est conçu en tant que dialogue interculturel qui cherche à montrer ou à établir des ponts véritables : entre les musiques d’Orient et d’Occident, entre les oeuvres savantes et les oeuvres populaires issues des traditions orales, entre les musiques anciennes et actuelles, entre les différentes générations des mêmes interprètes, mais également entre les interprètes et le public. C’est un disque très particulier qui porte la marque du bonheur de faire de la musique avec des personnes que l’on aime et qui manifestent la joie de faire de la musique ensemble. « Du temps et de l’instant » présente un choix très personnel de musiques qui nous touchent par leur tendresse, leur beauté et aussi par leur capacité de dialogue et d’harmonie. Les musiques « du temps », représentées ici par les musiques d’autrefois, sont la mémoire vivante d’un passé quelquefois très lointain et tout proche, puisqu’il fait partie désormais de notre imaginaire historique et personnel. Les musiques « de l’instant » incluent toutes ces musiques uniques, fugaces, qui jaillissent au moment où le discours musical peut s’épanouir en liberté et harmonie, toujours à la recherche d’une expression renouvelée. Propos recueillis par Jean-Jacques Millo |