Opus Haute Définition e-magazine

Interview

Opus Haute Définition e-magazine, 21 avril 2024

Thomas Jarry, Bach… jusqu’à l'infini

Vous abordez au piano les Six Suites pour violoncelle seul de J.-S. Bach. Comment ce projet a-t-il germé en vous ?

T. J. Depuis mon enfance, les Suites me trottent dans la tête. Mon frère Damien, violoncelliste, les travaillait et les écoutait beaucoup. Je rêvais de les jouer, jusqu’au jour où je mis la partition du violoncelle sur le pupitre de mon piano 30 ans plus tard…

Comment avez-vous procédé pour adapter au piano ce monument pour violoncelle ?

T. J. Je me suis refusé de jouer au piano une partition quasi monodique en la laissant telle quelle. En effet, sans les oscillations d’intensité, de vibrato ou encore de richesse de timbre que permet le violoncelle, il serait bien mal aisé de souligner le discours de l’œuvre au piano sans en modifier la partition, le résultat serait à mon sens bien pauvre… Il est donc indispensable de palier cette carence d’harmoniques par l’harmonie en elle-même, sans toutefois dénaturer l’œuvre. J’ai donc recréé une polyphonie en tenant les harmonies jusqu’à leurs résolutions ou encore en complétant les lignes mélodiques de basse/ténor/soprane par continuité logique des marches harmoniques. Nous passons ainsi, tout en respectant la cohérence stylistique, d’une seule sinusoïde à deux, voire trois courbes distinctes, permettant de recréer le relief escompté.

Vous avez enregistré ce programme sur votre propre piano de concert Gaveau de 1953, pouvez-vous nous expliquer le choix de cet instrument ?

T. J. J’ai en effet choisi d’enregistrer sur mon piano personnel, un Gaveau de 1953. Cet instrument impressionnant me fascine depuis mon enfance. Je suis tombé sous son charme à treize ans, lorsqu’il appartenait au Conservatoire de Versailles. Après un passé glorieux (il fut joué en concert par Georges Cziffra entre autres au début des années 70), il fut endommagé par un incendie en 1973 avant d’être relégué dans une salle de solfège où j’ai pu le côtoyer pendant de nombreuses années. Passionné par les enregistrements des années 50 sur ces pianos incroyables, j’allais le voir en cachette, imaginant le potentiel de ce mastodonte déchu qui permettait jadis d’entendre les basses puissantes d’un Cziffra ou le son pur et cristallin d’un Lipatti lors de son dernier récital à Besançon… Quelques années plus tard, je perdis sa trace. Il avait en réalité déménagé à l’École d’Architecture de Versailles. Pendant près de quinze ans, il évita de justesse des projets farfelus comme des concours de relooking ou de recyclage en bac à fleurs… Encombrant, il finit sa carrière municipale stocké, perdu au milieu de multiples objets mis au rebut. C’est non sans mal que je l’ai acheté aux enchères en 2019, au prix… d’un euro le kilo ! Tel un violoncelliste proche physiquement et sentimentalement de son instrument, je suis heureux d’avoir enregistré ces Six Suites sur ce piano auquel je tiens tant.

Ne serait-ce pas une hérésie pour les puristes de changer l’instrumentation d’une œuvre, de surcroît interprété sur ce piano « moderne » malgré ses 70 ans ?

T. J. Il est vrai que cela pose une question déontologique : une œuvre est-elle indissociable de son instrumentation ? Bach, transcripteur lui-même (transcriptions des œuvres de Marcello, Vivaldi…) semble considérer que la musique est un matériau vivant, pouvant se régénérer à l’infini, outrepassant l’outil que représente un instrument. C’est ainsi qu’en remodelant sa Cinquième Suite pour violoncelle au Luth, il a redéveloppé la polyphonie de son œuvre grâce aux nouvelles possibilités que lui offrait cet instrument. Pour ma part, la transcription réalisée ici pour le piano va dans le sens de cette conception : adapter l’œuvre à l’instrument par lequel elle va se réincarner.

Pouvez-vous nous expliquer la photo de couverture de votre album ?

T. J. Il s’agit d’un hommage au photographe Robert Doisneau ainsi qu’à son ami, le violoncelliste Maurice Baquet. C’est à Montmartre, en plein confinement (profitant de l’absence des touristes !) que nous avons repris la célèbre mise en scène de ce violoncelliste protégeant son instrument sous son parapluie sans lui-même être dessous ! J’ai toujours connu cette photo drôle et ubuesque d’après-guerre, me rappelant Tati ou Magritte… Je trouvais cela opportun de « switcher » le violoncelle par le piano (ironie du sort, un mini Gaveau), petit clin d’œil à tous les violoncellistes qui connaissent cette photo. J’en profite d’ailleurs pour les remercier de leur avoir emprunté « leurs » Six Suites !

Quels sont votre autres goûts musicaux ?

T. J. J’écoute beaucoup Bill Evans, Eugen Cicero ou encore Queen et Elton John, que je joue en concert avec la complicité de mon frère violoncelliste (la boucle est bouclée !)

Êtes-vous sensible à la discipline de la prise de son et de l’enregistrement en général ?

T. J. J’avoue avoir découvert un nouveau monde… Sans avoir de connaissances techniques, j’ai été impressionné par le savoir et l’expérience de Florent Ollivier, ingénieur du son aux oreilles d’or… Je suis très heureux de la profondeur de sa prise de son, belle et naturelle, qui restitue à merveille le timbre de mon piano. J’ai hâte d’enregistrer à nouveau !!

Qu’aimeriez-vous prochainement enregistrer ? Avez-vous des projets ?

T. J. J’ai un nouveau projet de transcription, domaine passionnant qui selon moi permet de redécouvrir sous un nouveau regard une œuvre majeure. Je me permets cependant de le garder encore secret mais petit indice, il s’agit de musique française… !

Propos recueillis par Jean-Jacques Millo

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