Opus Haute Définition e-magazine

Interview

Opus Haute Définition e-magazine, 2 septembre 2021

La vie et l'amour d'une femme

Claire Bodin publie un premier roman, intitulé Le fil d'Adrienne, mettant en scène une femme du XIXe siècle voulant devenir compositrice. Dans un style lumineux où perce une sensibilité véritablement habitée, l'auteur évoque une âme partagée entre amour de la vie et passion musicale.

Vous évoquez la possibilité, voire la nécessité, de prendre en compte l’inachevé, c’est à dire les œuvres inachevées des femmes compositrices des siècles précédents, vous êtes, vous-même, très impliquée dans la connaissance et reconnaissance de ces œuvres, quelle valeur leur accordez-vous ? En avez-vous une qui vous tient particulièrement à cœur ?

C. B. Je me suis posé pas mal de questions sur le mot « inachevé » et la vôtre me remet à l’esprit les doutes que j’avais sur la pertinence de ce mot que, pourtant, j’avais très envie d’utiliser… Je me suis en effet demandé s’il n’allait pas semer le doute sur la valeur des œuvres des compositrices et laisser penser qu’elles pourraient toutes être de qualité moyenne. Ce qui n’est évidemment pas le cas, loin de là ! De tous temps, même quand elles ont été reconnues et admirées, les compositrices n’ont jamais bénéficié durablement des mêmes conditions d’exercice que certains de leurs confrères. Et je pense primordial d’avoir une connaissance du contexte dans lequel elles ont pu – ou pas – aller au bout de leurs désirs de création. C’est ce que je nomme prendre en compte l’inachevé. Il y a beaucoup d’œuvres de compositrices qui me tiennent à cœur ! Beaucoup d’œuvres que je rêve d’entendre en concert. En citer une seule est difficile… disons qu’à l’instant T j’écoute à nouveau Les Orientales, un beau cycle de mélodies de la compositrice française Marie Jaëll (1846-1925) sur les poèmes de Victor Hugo.

Y a-t-il une part d’autobiographie dans ce récit ? Avez-vous ressenti ce besoin d’écrire ?

C. B. Il n’y a pas à proprement parler d’autobiographie dans mon roman et je ne me suis pas non plus inspirée de la vie d’une compositrice en particulier…si ce n’est qu’il est nourri de d’éléments de ma vie et du travail que je mène en faveur des compositrices. Ces éléments ont été en quelque sorte mélangés, transformés, « recuisinés » … Si par « écrire » vous voulez dire composer de la musique, non je n’ai jamais eu ce désir. En revanche, j’ai eu très souvent celui d’écrire et je l’ai régulièrement fait depuis que je suis très jeune. Mais je crois que la pratique intensive et très prenante de l’instrument m’a longtemps empêchée d’aller au bout de mes aspirations en la matière. Aujourd’hui l’urgence a changé de camp. Je ne joue plus et je crois que la fréquentation quotidienne de tous ces destins de compositrices a activé en moi une partie créative qui a toujours existé, mais qui ne se donnait pas complètement le droit à l’expression. Et puis le temps passe…et j’ai encore quelques rêves à réaliser, auxquels je tiens beaucoup. Ecrire est l’un d’eux, pour le restant de ma vie.

Dans le récit, Adrienne ressent une telle nécessité de jouer et composer qu’elle “néglige” parfois sa famille. Sa petite fille, elle-même compositrice, a fait le choix de ne pas avoir d’enfant. Pensez-vous vraiment que les femmes ne peuvent, aujourd’hui, composer et avoir une vie de famille ?

C. B. Il a toujours été difficile pour les femmes de concilier leurs aspirations personnelles telle que le besoin de créer et leur désir d’une vie de famille la plus épanouie possible. Et même quand les conditions le permettent cela reste souvent très compliqué, ne serait-ce que pour des questions de temps. Mais je ne dis pas que c’est impossible. En ce qui concerne Adrienne, elle n’a pas le choix. On lui impose tout simplement de renoncer à elle-même. Ce que des millions de femmes vivent encore dans le monde. C’est quelque chose d’abominable, une amputation. Et comment donner pleinement son amour et rendre heureux autour de soi quand on est amputé de la part vivante de soi-même ? Vous extrapolez un peu en disant que l’arrière-petite-fille d’Adrienne, Camille, a fait le choix de ne pas avoir d’enfant. Elle ne dit pas cela, elle se pose la question de savoir si elle en voudrait ou pas. Et cela fait toute la différence… de pouvoir choisir…

Vous citez un certain nombre de compositeurs, entre autres, Beethoven, Chopin, Debussy, Fauré, que représentent-ils à vos yeux ?

C. B. Ce sont des compositeurs qu’une jeune fille de bonne famille telle qu’Adrienne devait forcément côtoyer. Mais je me suis aussi fait plaisir en choisissant des œuvres que j’affectionne ! D’ailleurs durant l’écriture, j’ai beaucoup écouté et parfois joué les œuvres citées. Du coup c’est amusant, car quand j’écoute par exemple la Sonate Pathétique de Beethoven, je ressens physiquement la présence de mes personnages. La musique a contribué à les rendre vivants. Ils n’existent pas qu’avec les mots. La musique agit un peu comme un parfum, elle leur donne une sorte de corps physique.

Ni Adrienne, ni sa famille ne pensent qu'une femme ait déjà composé malgré le fait qu’elle côtoie des musiciens, n’aurait-elle pas dû en connaitre quelques-unes comme Cécile Chaminade, Pauline Viardot, Fanny Mendelssohn ? Pour quelles raisons devait-elle en ignorer l’existence ?

C. B. Avec cette question vous posez là tout le postulat qui a conduit au travail que je mène depuis 15 ans en faveur des compositrices ! Adrienne ne pouvait pas connaître l’existence des compositrices que vous citez, de même qu’elles ignoraient absolument tout de leurs consœurs de la même époque ou de celles du passé. De temps en temps l’une d’entre elles connaissait l’existence d’une autre, par exemple Clara Schumann connaissait Fanny Mendelssohn, mais en ignorant tout du talent réel de compositrice de l’une ou de l’autre. C’est tout le problème de l’invisibilité des femmes, quel que soit le domaine et durant des siècles ! Si aujourd’hui le contexte fait que les compositrices sortent de l’ombre et sont, pour certaines, plus connues, je peux en revanche vous assurer que dans le secteur de la musique classique c’est une évolution très récente et qu’il y a encore beaucoup à faire.

Tout au long du récit, Camille, la petite fille d’Adrienne, elle-même compositrice, s’attend à être déçue par les compositions de sa grand-mère, pensez –vous qu’il s’agit d’une réticence inconsciente, d’une forme de censure que, même aujourd’hui, les femmes opposent encore à leurs capacités créatrices ?

C. B. L’attitude de Camille, qui pourrait sembler étrangement peu curieuse, voire assez fermée au début, m’a été inspirée par des réflexions ou récits qui m’ont été faits. J’ai moi-même rencontré des compositrices, ou des musiciennes instrumentistes, qui exprimaient leurs réticences– parfois de manière assez violente – face à des œuvres de femmes dont elles ignoraient tout. J’ai pu parfois aussi de mon côté éprouver une forme d’anxiété, notamment quand il s’agissait d’œuvres orchestraleset que j’étais en face de certaines personnes dont je savais pertinemment qu’elles pensaient qu’une œuvre de femme était forcément peu intéressante et pas très bien écrite. J’écoutais avec le désir que ce soit vraiment bien et que le message que je portais en faveur de ces œuvres soit entendu. Mais j’écoutais aussi avec la crainte d’être déçue, de m’être trompée, de ne pas être légitime dans ma démarche. Aujourd’hui les choses bougent, mais il a fallu tellement de temps pour que le secteur de la musique classique commence à penser différemment ! Et j’emploie à dessein le verbe commencer ! En ce qui concerne les compositrices, j’ai très clairement ressenti combien, pour certaines d’entre-elles, il semblait inconcevable de pouvoir faire partie d’une sorte de lignée de créatrices. C’est assez normal puisque rien ne leur a jamais été transmis en la matière et que leurs seuls modèles ont toujours été des hommes. Il leur fallait devenir Mozart, ou Beethoven…pas Ethel Smyth ou Emilie Mayer ! Tout créateur ou créatrice doute. Mais quand, depuis la nuit des temps, on entend dire que les compositrices sont quantité négligeable – en nombre – et que leurs œuvres sont, par défaut, de qualité médiocre, je peux comprendre que les femmes aient parfois ce besoin légitime de se protéger. Même si ce n’est pas, selon moi, la bonne attitude à avoir.

Adrienne évolue dans un milieu aisé et bourgeois. Ce sont les valeurs même de la bourgeoisie qui lui interdisent d’être une artiste à part entière, Mais ne croyez-vous pas que, dans la société actuelle, le métier de musicien, compositeur et peut-être plus encore compositrice n’est toujours pas reconnu comme “sérieux” ?

C. B. Vous avez raison en ce qui concerne Adrienne. Et de très nombreuses femmes ont été empêchées de mener à bien une carrière de concertiste et de compositrice en raison de leur appartenance à la bourgeoisie. Ou alors, elles ont vraiment dû batailler ! Vous citiez plus haut la compositrice française Cécile Chaminade, son père lui aurait dit : « Dans la bourgeoisie, les filles sont destinées à être épouses et mères ». Le programme était clair, mais Cécile Chaminade en a décidé autrement, ce qui n’a pas été facile. Je pense que dans le secteur de la musique classique le métier de compositeur et compositrice est reconnu comme « sérieux », même s’il recouvre de multiples réalités. Il ne s’agit pas seulement d’être inspiré et composer à l’abri du monde dans une pièce dédiée. Un compositeur ou une compositrice doit pouvoir parler de son œuvre, souvent l’éditer, entreprendre des démarches pour la faire jouer, etc. Et il est rare de pouvoir vivre seulement de la composition. En dehors de la sphère particulière et somme toute restreinte de la musique, je ne sais pas trop comment est perçu le métier de compositeur ou compositrice. Il est sans aucun doute très peu connu et il est toujours difficile d’être pertinent avec ce que l’on ne connaît pas. De plus l’acte de création est tellement mystérieux !

Les conservatoires actuels regorgent d’élèves féminines mais force est de reconnaître que les professionnels sont majoritairement des hommes, pensez-vous que les femmes se censurent d’elles même ou que le système de sélection favorise les hommes ?

C. B. Je pense que la société dans son entier ne facilite pas l’émergence des femmes qui restent confrontées à de multiples problèmes de gestion de leur temps et de l’importance de leur charge mentale, selon l’expression consacrée. Cependant, j’ai aussi envie de souligner qu’il y a quand même beaucoup de professionnelleset que la sélection s’effectue aussi après les études, quand il s’agit de permettre aux uns et aux unes de se faire connaître. C’est tout l’enjeu des débats actuels pour que des femmes chorégraphes, metteuses en scène, compositrices, interprètes, cheffes d’orchestre, ingénieures du son, etc., puissent ne plus être invisibles alors qu’elles existent bel et bien !

Au-delà de la condition féminine, l’accès à la musique classique est toujours très difficile hors des milieux aisés, là encore, chacun doit rester à sa place. Pensez-vous que les choses peuvent évoluer ?

C. B. C’est un vaste sujet, débattu depuis des décennies ! Je n’ai certainement pas toutes les clefs en main pour vous donner un avis pertinent. La seule chose que je puisse dire vient vraiment du cœur… et ne répond peut-être pas totalement à votre question… il n’y a pas que la musique classique qui soit une voie valable pour faire d’un homme ou d’une femme une personne riche humainement. De multiples initiatives ont été prises, et continuent de l’être, pour faciliter l’accès à la musique classique et les conservatoires ont aujourd’hui bien des élèves qui ne sont pas issus de milieux aisés. Des initiatives telles que les orchestres à l’école ont contribué aussi à ouvrir des portes. Mais il y a aussi beaucoup de gens qui choisissent d’investir dans un ou deux spectacles privés l’équivalent d’une inscription à l’année dans un conservatoire. Je crois qu’il faut respecter ces choix. Continuer certes d’aller vers des populations qui n’ont pas « l’idée » ou la culture de la musique classique, mais sortir de la croyance que c’est la seule bonne manière de s’ouvrir au monde. Pour ma part j’ai été à l’opéra dès ma plus tendre enfance, j’en suis très reconnaissante à mes parents et j’ai adoré cela. J’étais fascinée par ce monde et je me souviens avoir embrassé des dizaines de fois sur mon programme le nom de Janet Perrin, qui interprétait le rôle de Gilda dans Rigoletto de Verdi, le premier opéra que j’ai vu ! Je devais avoir 9 ou 10 ans. J’ai grandi comme cela, très passionnée… Mais j’ai été totalement privée de tout un pan de musique générationnelle – celui des années 80 – que je découvre seulement aujourd’hui avec le très fort sentiment que j’ai manqué quelque chose d’essentiel. Et cela me rend triste. Si c’était à refaire je travaillerais quelques heures en moins mon instrument et j’irais un peu plus écouter des groupes de rock, de pop, de la chanson française…et danser en boite de nuit ! Comme me l’a dit mon compagnon qui, tout directeur d’opéra qu’il est aujourd’hui, n’a pas manqué cette étape de vie : « Il y a autant d’humanité dans une chanson de Barbara ou How Deep Is Your Love que dans une symphonie de Mahler ». Et je ressens cela très profondément et de plus en plus. S’ouvrir le plus possible à de multiples univers me semble donc la meilleure voie possible. Cela ne veut pas dire que tout se vaut, mais cela ne veut pas non plus dire qu’une seule culture est valable.

Propos recueillis par Agnès Marzloff

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