Le « Château de Barbe-bleue » est une œuvre emblématique du style de Béla Bartók (1881-1945), mêlant modernisme, folklore hongrois et symbolisme (Les sept portes : Chacune révèle une facette de Barbe-Bleue — pouvoir, richesse, douleur, amour, etc. La lumière et l’obscurité : Métaphore de la connaissance et du secret. Le silence des épouses : Allégorie de la soumission ou de la perte d’identité). Elle explore les thèmes de l’amour, du mystère et du pouvoir à travers une atmosphère sonore dense et dramatique. Sur un livret de Béla Balázs, inspiré du conte de Perrault et du poème Ariane et Barbe-Bleue de Maurice Maeterlinck elle fut composée en 1911. Pentatone propose une version saisissante de l’unique opéra du compositeur hongrois, où la tension psychologique et l’exploration sonore atteignent une rare profondeur. Sous la direction de Karina Canellakis, l’orchestre devient un véritable paysage mental, sculpté dans l’ombre et le silence. Bartok lui-même confiait : « Au fond, nous faisons notre entrée dans le monde avec des larmes et nous en sortons avec des larmes. Elles encadrent notre existence… ». Cette vision tragique imprègne chaque mesure de l’œuvre, et l’interprétation en restitue toute la gravité. Les voix de Judith et Barbe-Bleue, puissantes et nuancées, incarnent une confrontation intime où chaque porte ouverte devient une descente dans l’inconscient. Faisant écho à la déclaration de son compatriote, Zoltán Kodály, affirmait : « Le Château de Barbe-Bleue est pour nous ce qu’est Pelléas en France. ». Ce parallèle avec Debussy souligne l’importance symbolique de l’œuvre dans la culture hongroise, et son lien avec le courant européen du symbolisme musical. Rinat Shaham incarne Judith avec une intensité presque hallucinée, mêlant fragilité et détermination. Face à elle, Gábor Bretz campe un Barbe-Bleue à la fois imposant et vulnérable, dont la voix sombre semble contenir les secrets du château tout entier. Le duo vocal évolue dans une atmosphère de huis clos psychologique, où chaque mot pèse et chaque silence résonne. La direction de Karina Canellakis évite les effets spectaculaires pour privilégier une lecture analytique et organique. L’orchestre devient alors le reflet des émotions enfouies, des peurs latentes et des désirs inavoués, pour un plaisir musical assuré.
Jean-Jacques Millo |